Rock& Folk, N° 173, juin 1981REXphoto © Interpress
Et si Marc Bolan avait été autre chose qu'un pantin en costume de satin rose? Et si T. Rex avait été plus qu'une mignonne boîte à musique que l'on brise quand elle a cessé de charmer les enfants?
« Ni Dylan ni Lennon ne sont meilleurs que moi, et ils le savent. Ils sont fixés sur mon compte . Je suis différent, comme eux. J'ai toujours su que j'étais différent, dès l'instant où je suis né. » (Marc Bolan, 1971) « Avant, j'admirais Keith Emerson. Maintenant Marc
Bolan est le seul pour moi. Keith est une pop star attirante, alors que
Marc a tout. Ses cheveux frisés, d'abord. Comme il les bouge, ça me rend
folle. Les LA VISION Toute sa vie, Marc Bolan a gravité autour de l'âge
moyen de treize ans. Même à la fin de sa carrière, bouffi, le masque
affaissé, le personnage est toujours resté figé dans une première
adolescence flétrie « Je ne suis pas Tarzan. Je préférerais être Flash
Gordon, je préférèreis être Silver Surfer, en fait ... plutôt qu'un
homme préhistorique. » Dès son plus jeune âge, Marc Bolan s'est demandé
qui il aurait aimé être. La seule activité franchement avouable de Marc
Bolan dans la scène rock de 1960 à 1970, c'est d'avoir porté la guitare
d'Eddie Cochran un soir où il jouait dans le club branché de Soho, le 2
l's Coffee Bar. Tenez-vous réellement à savoir qu'après avoir acheté sa
première guitare à un âge banal, il casse le mi première au bout de
quelques semaines et, peu ému, prend placidement le parti de passer une
couche « J'avais peur, mais je savais que c'était moi qui le faisais bouger, que c'était mon imagination qui l'avait amené à la vie. Je me suis aussi aperçu plus tard que si je n'avais pas détourné la tête, il m'aurait détruit. Le tyrannosaure m'aurait avalé et il y aurait eu du sang sur le lit. Je le sentais, et June (sa femme) aussi. Depuis, je me sens fort. Je suis sûr que rien ne peut me toucher. »
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Il fallait certainement une force de caractère peu rationnelle pour
passer trois ans à écrire des chansons monocordes sur des nains, des
elfes, des mages et autres agaçants personnages, assis en tailleur au
milieu de hippies indulgents, accompagné par un freak fanatisé qui
frappait des bongos en secouant ses cheveux sans discontinuer. Notons au
passage que Steve Peregrine Took (eh oui, lui aussi avait lu « Le
Seigneur des Anneaux ») servait à l'époque de modèle à une race
aujourd'hui disparue: les tambourineurs fous, qui se rendaient à chaque
concert pourvus de leur matériel, s'installaient dans un coin et
tapaient - le temps du concert compris - jusqu'à l'extinction des feux.
Tyrannosaurus Rex était le groupe-vedette absolu au sein du microcosme
underground londonien. Le contresens était total. Pour Bolan, c'était
une solution Entre-temps, des événements riches en signification s'étaient
déroulés. David Jones, qui se faisait depuis peu de temps appeler Bowie
pour qu'on ne le confonde pas avec Davy Jones, le chanteur des regrettés
Monkees, commençait à faire parIer de lui, après avoir touché pendant un
temps cinq livres par soirée en présentant une pantomime destinée à
faire patienter le public de Tyrannosaurus Rex. La tournure que prit
cette carrière fit pas mal réfléchir Bolan, qui resta toujours sceptique
quant à la valeur réelle de cet individu qu'il estimait manipulable au
plus haut point. LE REVE Avec « Ride A White Swan », fin 1970, Bolan émerge enfin du boyau obscur où il avançait courbé. Avec une lucidité insensée - parlons même carrément de prémonition -, Bolan comprend qu'il n'auraplus de seconde chance. Et les seuls regrets qu'il éprouve alors, c'est de ne pas aller assez vite. Juste après la sortie de l'album « T. Rex », Bolan engage une solide section rythmique. Mais ça ne fait pas disparaître toutes ses inquiétudes: « J'aurais aimé que l'album soit plus heavy », explique-t-il à un reporter dans un ultime remords. Bolan avait parfaitement compris quel public il pouvait viser, et surtout comment le viser. C'est à ce stade que la magie adolescente et impubère de Bolan s'est mise à fonctionner. Le boogie lourd, uniforme et vaguement Spectorien de T. Rex était rempli de fureur inoffensive, de mystère naïf et avançait sans rime ni raison. Les chansons, toutes taillées sur le même patron - « Be Bop A Lula » dans tous les sens possibles et imaginables - tournaient en rond et n'avaient jamais ce caractère poli et aiguisé propre au classicisme rock. « Metal Guru is it true ? / Metal Guru is it true ? / All alone without a telephone ... » ... «Telegram Sam/ You’re my main man/ Telegram Sam/ You're my main man ... ». Tout ça partait un peu dans des mantras de l'âge atomique. Mais ce qui résonne encore dans ma tête, ce sont des lignes éparses: « You’re dirty sweet and you're my girl» dans « Get It On ». ou « Girl l'm just a vampire for your love/ And l'm gonna suck you » dans le fabuleux « Jeepster », chanson où, en parcourant le dos de pochette, j'ai retrouvé ce passage parfait, passé totalement inaperçu à mes oreilles de douze ans: «The way you flip your hip/ It always makes me weak ». On était naturellement à mille lieues du cynisme sexuel et de l'ironique ingénuité d'un Chuck Berry. De toute façon, là où Marc Bolan apparaissait le plus sexy à ses troupes qui, en Angleterre, s'étaient levées du jour au lendemain comme un seul homme, c'était lorsqu'il poussait de petits râles saccadés censés traduire une sorte d'effort gratuit et extatique et qu'il sautillait dans sa veste lamée sur ses chaussures de danseuse. T. Rextasy : la grande presse, plutôt que les « Melody Maker » et consorts qui faisaient un peu la fine bouche, s'empara du phénomène. La même constatation se retrouve partout: on n'avait plus vu ça depuis la beatlemania. A Wigan, fin 1971, la passerelle qui entoure la fosse d'orchestre s'effondre sous le poids des fans qui trépignent en essayant de voler à Bolan sa veste vert fluorescent et ses chaussures. Aux deux concerts de Wembley (mars 1972) qui pour tout le monde marquent l'apogée de sa carrière, 9 000 fans, «principalement féminins », précise le « MM », hurlent tout le long du show, se marchent sur les pieds, se battent, pour apercevoir Bolan. Dans la salle, les clones de Bolan se multiplient: on ne dénombre plus les pantalons en satin, les paupières pailletées et même les perruques frisées. Tout ça peut être constaté de visu dans le film tourné par Ringo Starr, « Born To Boogie ». Pour la petite histoire, comme disent les présentateurs de télévision l'œil pétillant et le sourire malicieux, ce fut d'ailleurs Mal Evans qui prêta ses services pour dégager Bolan de la horde d'hystériques qui voulaient le capturer à la fin du concert. Rappelons que Mal Evans était le road manager d'artistes qui n'étaient autres que les célèbres Beatles! Preuve que son profil modeste et son image underground excentrique dissimulaient mal ses ambitions de star « glamourous », Bolan jetait aux encombrants sa mythologie sylvestre en même temps que ses gilets afghans et ses poignards recourbés. Avec les « Metal Guru» et « Telegram Sam », il est persuadé d'avoir touché à une sorte d'universel. L'aura qu'il a conquise avec une si grande aisance l'assure qu'il peut toucher le monde entier: les teenyboppers, naturellement, l'Amérique, les fans de rock sérieux, et - vieille obsession des musiciens qui ne peuvent plus raisonnablement faire mieux eu égard aux ventes, convaincus d'avoir atteint leur top artistique - les amateurs d'ART sérieux.
photo © Interpress Bolan écrit des livres, Bolan peint, Bolan, qui
jusque là n'avait jamais perdu de vue ses aptitudes réelles, perd les
pédales. « Je veux que les gens réagissent, même s'ils trouvent que je
suis une espèce d'horrible petit monstre. Je veux dire: je suis moi-même
un effet de mon imagination (ce qui est une idée-clé de Bolan et de
commentaire le plus juste qu'on puisse faire sur le personnage). Je suis
le « cosmic dancer» qui sort du sein maternel et qui marche vers la
tombe en dansant, avec « Electric Warrior». Ça ne me fait pas peur de me
mettre devant six millions de Le contresens, cette fois, ne venait pas de ses
fans mais de lui-même. D'abord, la cote de crédibilité de Bolan auprès
des fans de rock sérieux - de Roxy Music à Emerson, Lake And Palmer en
passant par Procol Harum - atteignait des records de profondeur
abyssale. «Pantin», «marionnette ». Bolan apparaissait surtout comme le
prisonnier de son public, vulgaires gamins qui n'y connaissaient rien et
qui n'étaient pas regardants. Note: à l'époque, les fameux «kids»
n'avaient droit de cité que si on en parlait dans les LE CAUCHEMAR Bolan, en inventant l'image, s'était aliéné la part
musicologue du public rock, qui, à cette époque dominait à une écrasante
majorité. Clapton, ça c'est un vrai guitariste, T. Rex, c'est de la
merde commerciale, un truc pour les minettes. Merci à notre
interlocuteur imaginaire d'avoir bien voulu De come-back manqué en come-back pathétique, Bolan se traîne jusqu'en 1977, où sa mort, déconnectée, passe sans éveiller une réelle émotion. Juste avant son accident, Bolan revenait pourtant à la surface. Il venait de se remarier avec une choriste de Nona Hendryx, Gloria Jones, dont il avait eu un fils, s'était enfin fait une raison et faisait des projets raisonnables. La veille de sa mort, il avait fini d'enregistrer pour la BBC une série télé qu'on lui avait confiée, et où il mimait, avec de nouveaux musiciens, sa carrière. Cinq ans après, tout comme Chuck Berry, il faisait des pots-pourris. Mais il était content. « J'étais quasiment au bord du gouffre. J'avais fait huit dépressions nerveuses et j'étais devenu fou cinq fois. On ne pouvait pas faire ce que je faisais et rester sain d'esprit. J'ai été pratiquement alcoolique pendant un temps. J'ai passé six mois au sud de la France, assis au soleil toute la journée à boire du brandy. J'ai pris dix kilos. J'avais ma dose de drogue aussi. Je me remplissais les narines ( . .) Il n'y a rien de plus destructeur que le succès dans l'« entertainment industry ». ( . .) A quatorze / quin- ze ans, on prend sa guitare et on rêve qu'on va devenir la plus grande star de rock du monde entier. Quand vous montez, les gens sont trop contents de vous donner des conseils, mais personne ne vous dit jamais quoi faire une fois que vous y êtes. C'est là que le rêve peut tourner au cauchemar. » Je ne pense pas que Marc Bolan soit à présent un mort respecté. Il a d'ailleurs accompli chaque pas dans sa carrière pour qu'on éprouve tout sauf du respect pour lui. Pour moi, c'est le premier artiste moderne. Le premier à avoir osé. Le premier dont tout le monde continuera à ne pas se souvenir. Le premier transparent. Au revoir et à bientôt. - MICHKA ASSAYAS.
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