Rock& Folk, N° 173, juin 1981

REX


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Et si Marc Bolan avait été autre chose qu'un pantin en costume de satin rose? Et si T. Rex avait été plus qu'une mignonne boîte à musique que l'on brise quand elle a cessé de charmer les enfants?

 

« Ni Dylan ni Lennon ne sont meilleurs que moi, et ils le savent. Ils sont fixés sur mon compte . Je suis différent, comme eux. J'ai toujours su que j'étais différent, dès l'instant où je suis né. » (Marc Bolan, 1971)

« Avant, j'admirais Keith Emerson. Maintenant Marc Bolan est le seul pour moi. Keith est une pop star attirante, alors que Marc a tout. Ses cheveux frisés, d'abord. Comme il les bouge, ça me rend folle. Les
boucles se collent sur son front avec la transpiration. C'est tellement sexy. » (Une fan de quinze ans à la sortie d'un concert de T. Rex à Birmingham, juin 1972)

LA VISION

Toute sa vie, Marc Bolan a gravité autour de l'âge moyen de treize ans. Même à la fin de sa carrière, bouffi, le masque affaissé, le personnage est toujours resté figé dans une première adolescence flétrie
et absurdement intacte. Indifférence, triomphe mondial et déclin misérable ont glissé sur ce visage lisse, ouvert et confiant, sans qu'une ride en soit jamais venue troubler la certitude béate et apaisée. La maturité et son démon tutélaire, le cynisme, ont toujours désespéré de trouver prise sur cette pop star improbable, imperméable à tout ce qui ne participait pas de ses chimères intérieures, qu'était Marc
Bolan. Subitement arraché à l'affection des siens ? Quatre ans avant de se tuer en voiture près de Londres (c'était en septembre 1977), c'est à l'affection de tout le monde, voire à la curiosité publique que Bolan avait commencé à s'arracher. Il avait non pas fait son temps, mais simplement servi le temps qu'il fallait. A présent, tout le monde, la main sur le cœur, rivalise de témoignages reconnaissants envers la contribution de T. Rex au rock dans ses années les plus noires. « Je dansais le jerk aux Chandelles à Perros-Guirec sur « Get It On » ... ». « Il y avait quand même Bolan, c'était important, il sortait des
45 tours", entend-t-on à gauche et à droite. Il y a pourtant fort à parier que les associations du souvenir, si vivaces en nos régions, si elles battaient aujourd'hui le rappel des cotisations autour de Marc Bolan,
se retrouveraient très vraisemblablement avec des caisses vides. A l'exact opposé de sa persona, l'individualité de Bolan n'a jamais intéressé grand-monde. Pour ceux qui à cette époque-là étaient fervents - disons-le tout net, ce n’était pas mon cas -, T. Rex avait une existence étroitement circonscrite à la pochette de disque et au poste de radio. Sorti de là, on n'entrait assurément pas dans la mythologie.
Bien plutôt, je crois me souvenir que T. Rex s'enracinait vigoureusement dans le terreau prosaïque du rock -lycéen d'alors; dont « Crèdence », « Slaide » et « Dipe Perpeule » étaient alors les plus éminents
représentants. Et puis, indice qui ne trompe pas, « Electric Warrior» était le seul disque de « pop-music » que la vendeuse du Prisunic d'Orsay semblait tolérer avec « Meddle », si ma mémoire n'est pas défaillante.      .

« Je ne suis pas Tarzan. Je préférerais être Flash Gordon, je préférèreis être Silver Surfer, en fait ... plutôt qu'un homme préhistorique. » Dès son plus jeune âge, Marc Bolan s'est demandé qui il aurait aimé être.
Mark Feld ressemblait à un nom d'homme préhistorique. Après une courte station au pseudonyme douteux de Toby Tyler, Feld devient Bowland puis Bolan vers l'âge de dix-huit ans. On est en 1965. Au lieu d'arriver, comme on pourrait s'y attendre, novice et ingénu sur le marché, Bolan, avec la détermination fanatique qui le caractérise, s'est mis en tête qu'il allait devenir une star aussi importante que Bob Dylan et a mis au point l'essentiel de sa thématique. Bolan, au début des Années 60, en
plus d'aider régulièrement sa mère à installer ses étals de fruits et légumes chaque samedi à Soho, posait déjà comme modèle. Malgré sa taille problématique - ses détracteurs ne cessèrent jamais, surtout
quand il était en haut de la vague, de le traiter de « nain hystérique » -, Bolan était une vedette locale, toujours « dressed to kill ». Déjà à quinze ans, un magazine de mode adolescente du genre « Fabu-
lous »  publie une photo de cet intéressant jeune homme. La lecture d'une « Vie de Beau Brummell» avait fortement sensibilisé Mark Feld à la question. En plus de graviter autour de la scène de Soho, qui porte alors ses Adam Faith, Billy Fury et autres Cliff, notre homme est sérieusement accroché à la lecture. Beaucoup de science-fiction (Bradbury surtout), de la poésie évidemment (Blake à 95%) et, en vedette, Tolkien en long, en large et en travers. Tolkien qui, du reste, avec ou sans Bolan, à
toujours été l'influence littéraire la plus coriace chez les hippies anglo-saxons. Et le jour où Bolan décrocha la timbale, ce dont il avait toujours été intimement persuadé, il ne manqua pas de rechercher avidement les deux consécrations: « Je ne sais pas si Ray Bradbury a entendu parler de moi,
ou bien Bob Dylan, mais je suis sûr que ce que je fais lui plairait s'il l'écoutait un jour.» Inutile de préciser qu'il avait échoué sur les deux tableaux, mais qu'en revanche le champ de sa réussite couvrait
des terres jusqu'alors incognitae. Le public de T. Rex était musicalement, culturellement, vierge. Sinon, ça ne marchait pas.

La seule activité franchement avouable de Marc Bolan dans la scène rock de 1960 à 1970, c'est d'avoir porté la guitare d'Eddie Cochran un soir où il jouait dans le club branché de Soho, le 2 l's Coffee Bar. Tenez-vous réellement à savoir qu'après avoir acheté sa première guitare à un âge banal, il casse le mi première au bout de quelques semaines et, peu ému, prend placidement le parti de passer une couche
de laque sur la caisse et de laisser pendre l'engin au-dessus de son lit? Qu'il fait partie, de façon éphémère, d'un groupe de skiffle répondant à l'intéressant vocable de Susie And The Hoolahoops ? Qu'un mystérieux Toby Tyler envoie en 1964 à Decca des demos de « Gloria» et de « Blowin'
ln The Wind » ? Que le jour de 1965 où, devenu Marc Bolan, il promeut son premier 45 tours « The Wizard » à « Ready Steady GO », le groupe censé l'accompagner commence en retard et part sur un
mauvais ton? Bolan leva plus tard le voile sur cet incident en révélant qu'il ne savait alors « absolument pas comment s'y prendre pour chanter» et qu'il se promit dès lors de « travailler vraiment à devenir un
musicien. » Plus révélatrice peut-être est sa rencontre avec Simon Napier-Bell, alors manager des Yardbirds, chez Decca en 1967. En cheville avec Kit Lambert et Chris Stamp, managers comblés des Who
qui nourrissent des desseins expansionnistes avec leur label Track, il espère faire très fort avec Bolan en l'associant à un groupe, John's Children, à qui ses protecteurs assurent qu'il ne leur manque qu'un Townshend pour être les nouveaux Who. Ce Townshend, c'est Bolan. L'entreprise tourne rapidement court, malgré un hit confidentiel, « Desdemona », en mai 1967, dont la célébrité est également due
à son bannissement par la BBC à cause du vers controversé suivant: « Soulève ta jupe et envole-toi (Lift up your skirt and fly) ». John's Children refusa pourtant obstinément de décoller, et Bolan s'en fut les poches vides, mais la conviction intacte.
Un peu plus tard. des cendres d'un groupe psychédélique heureusement avorté naquit Tyrannosaurus Rex. Entre-temps, Bolan avait eu une vision.

Couché dans son lit, Bolan avait une vue directe en contre-plongée sur la reproduction d'un tyrannosaure accrochée sur le mur en face. Sa femme, apparemment, était là pour attester: le tyrannosaure avait décidé de faire un peu d'exercice.
« J'avais peur, mais je savais que c'était moi qui le faisais bouger, que c'était mon imagination qui l'avait amené à la vie. Je me suis aussi aperçu plus tard que si je n'avais pas détourné la tête, il m'aurait détruit. Le tyrannosaure m'aurait avalé et il y aurait eu du sang sur le lit. Je le sentais, et June (sa femme) aussi. Depuis, je me sens fort. Je suis sûr que rien ne peut me toucher. »

 

 

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Il fallait certainement une force de caractère peu rationnelle pour passer trois ans à écrire des chansons monocordes sur des nains, des elfes, des mages et autres agaçants personnages, assis en tailleur au milieu de hippies indulgents, accompagné par un freak fanatisé qui frappait des bongos en secouant ses cheveux sans discontinuer. Notons au passage que Steve Peregrine Took (eh oui, lui aussi avait lu « Le Seigneur des Anneaux ») servait à l'époque de modèle à une race aujourd'hui disparue: les tambourineurs fous, qui se rendaient à chaque concert pourvus de leur matériel, s'installaient dans un coin et tapaient - le temps du concert compris - jusqu'à l'extinction des feux. Tyrannosaurus Rex était le groupe-vedette absolu au sein du microcosme underground londonien. Le contresens était total. Pour Bolan, c'était une solution
faute de mieux. Deux micros, pas de matériel cher à installer, pas de camionnette à louer, le tour est joué. Sans moyens, lassé par les galères, Bolan s'était temporairement résigné: autant jouer tout de suite, et vite, on verra après. De l'autre côté de la rampe, c'était l'extase: voilà un groupe qui prenait des risques. Ceux-là, au moins, c'est pas commercial ce qu'ils font. En effet, ce n'était pas commercial. Des mélopées rouillées, une poésie mythologique d'une naïve et plate cuistrerie, une instrumentation décharnée : il fallait une volonté de fer et une sacrée dose d'abnégation qu'on ne pouvait raisonnablement pas exiger de tout un chacun, pour se laisser captiver. Mais c'était précisément pour ces limites, accidentelles en fin de compte, que les fervents ordonnaient le culte autour de Tyrannosaurus Rex. Fervents qui se détournèrent unanimement de Bolan et jetèrent sur lui l'anathème le jour où il se mit à comprendre ce qu'il avait visé depuis le début, quand il eut enfin un morceau classé dans le HIT-PARADE.

Entre-temps, des événements riches en signification s'étaient déroulés. David Jones, qui se faisait depuis peu de temps appeler Bowie pour qu'on ne le confonde pas avec Davy Jones, le chanteur des regrettés Monkees, commençait à faire parIer de lui, après avoir touché pendant un temps cinq livres par soirée en présentant une pantomime destinée à faire patienter le public de Tyrannosaurus Rex. La tournure que prit cette carrière fit pas mal réfléchir Bolan, qui resta toujours sceptique quant à la valeur réelle de cet individu qu'il estimait manipulable au plus haut point.
Ce qui n'était absolument pas son cas à lui, occupé qu'il était à manipuler sa personnalité tout seul depuis l'âge de quatre ans. Inconsciemment, c'était sans doute la figure « Pourquoi lui et pas moi? » qui devait se présenter à Bolan. Fin 1969, Tyrannosaurus Rex se remettait avec peine d'une tournée catastrophique en Amérique. Steve Took, qui était devenu un hippie enragé, avait totalement fait craquer Bolan: « Il voulait incendier les villes et mettre de l'acide dans les conduites d'eau. » Exit Steve Took, tragique « acid casualty » qui vient de mourir il y a six mois. L'arrivée du plus flashant Mickey
Finn, qui joue debout en chapeau haut-de-forme derrière d'immenses congas, coïncide de peu avec l'électrisation de la musique et la mort abrupte du tyrannosaure, enfin terrassé. C'est comme si, d'un
seul coup, tout le sens commercial frustré de Bolan pouvait enfin se donner libre cours: « Hot Love» par T. Rex, c'est tout de même plus accrocheur que « My People ,Were Fair And Had Sky ln Their Hair
But Now Theyre Content Ta Wear Stars On Their Brows » (Regal Zonophone SLRZ 2 1003) par Tyrannosaurus Rex.

LE REVE

Avec « Ride A White Swan », fin 1970, Bolan émerge enfin du boyau obscur où il avançait courbé. Avec une lucidité insensée - parlons même carrément de prémonition -, Bolan comprend qu'il n'aura
plus de seconde chance. Et les seuls regrets qu'il éprouve alors, c'est de ne pas aller assez vite. Juste après la sortie de l'album « T. Rex », Bolan engage une solide section rythmique. Mais ça ne fait pas disparaître toutes ses inquiétudes: « J'aurais aimé que l'album soit plus heavy », explique-t-il à un reporter dans un ultime remords. Bolan avait parfaitement compris quel public il pouvait viser, et surtout
comment le viser. C'est à ce stade que la magie adolescente et impubère de Bolan s'est mise à fonctionner. Le boogie lourd, uniforme et vaguement Spectorien de T. Rex était rempli de fureur inoffensive, de mystère naïf et avançait sans rime ni raison. Les chansons, toutes taillées sur le
même patron - « Be Bop A Lula » dans tous les sens possibles et imaginables - tournaient en rond et n'avaient jamais ce caractère poli et aiguisé propre au classicisme rock.
« Metal Guru is it true ? / Metal Guru is it true ? / All alone without a telephone ... » ... «Telegram Sam/ You’re my main man/ Telegram Sam/ You're my main man ... ». Tout ça partait un peu dans des mantras de l'âge atomique. Mais ce
qui résonne encore dans ma tête, ce sont des lignes éparses: « You’re dirty sweet and you're my girl» dans « Get It On ». ou « Girl l'm just a vampire for your love/ And l'm gonna suck you » dans le fabuleux « Jeepster », chanson où, en parcourant le dos de pochette, j'ai retrouvé ce passage parfait, passé totalement inaperçu à mes oreilles de douze ans: «The way you flip your hip/ It always makes me
weak ». On était naturellement à mille lieues du cynisme sexuel et de l'ironique ingénuité d'un Chuck Berry. De toute façon, là où Marc Bolan apparaissait le plus sexy à ses troupes qui, en Angleterre,
s'étaient levées du jour au lendemain comme un seul homme, c'était lorsqu'il poussait de petits râles saccadés censés traduire une sorte d'effort gratuit et extatique et qu'il sautillait dans sa veste lamée
sur ses chaussures de danseuse. T. Rextasy : la grande presse, plutôt que les « Melody Maker » et consorts qui faisaient un peu la fine bouche, s'empara du phénomène. La même constatation se retrouve
partout: on n'avait plus vu ça depuis la beatlemania. A Wigan, fin 1971, la passerelle qui entoure la fosse d'orchestre s'effondre sous le poids des fans qui trépignent en essayant de voler à Bolan sa veste vert fluorescent et ses chaussures. Aux deux concerts de Wembley (mars 1972) qui pour tout le monde marquent l'apogée de sa carrière, 9 000 fans, «principalement féminins », précise le « MM », hurlent tout le long du show, se marchent sur les pieds, se battent, pour apercevoir Bolan. Dans la salle, les clones de Bolan se multiplient: on ne dénombre plus les pantalons en satin, les paupières pailletées et
même les perruques frisées. Tout ça peut être constaté de visu dans le film tourné par Ringo Starr, « Born To Boogie ». Pour la petite histoire, comme disent les présentateurs de télévision l'œil pétillant et le sourire malicieux, ce fut d'ailleurs Mal Evans qui prêta ses services pour dégager Bolan de la horde d'hystériques qui voulaient le capturer à la fin du concert. Rappelons que Mal Evans était le road manager d'artistes qui n'étaient autres que les célèbres Beatles! Preuve que son profil modeste et
son image underground excentrique dissimulaient mal ses ambitions de star « glamourous », Bolan jetait aux encombrants sa mythologie sylvestre en même temps que ses gilets afghans et ses poignards recourbés. Avec les « Metal Guru» et « Telegram Sam », il est persuadé d'avoir touché à une sorte d'universel. L'aura qu'il a conquise avec une si grande aisance l'assure qu'il peut toucher le monde entier:
les teenyboppers, naturellement, l'Amérique, les fans de rock sérieux, et - vieille obsession des musiciens qui ne peuvent plus raisonnablement faire mieux eu égard aux ventes, convaincus d'avoir atteint leur
top artistique - les amateurs d'ART sérieux.

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Bolan écrit des livres, Bolan peint, Bolan, qui jusque là n'avait jamais perdu de vue ses aptitudes réelles, perd les pédales. « Je veux que les gens réagissent, même s'ils trouvent que je suis une espèce d'horrible petit monstre. Je veux dire: je suis moi-même un effet de mon imagination (ce qui est une idée-clé de Bolan et de commentaire le plus juste qu'on puisse faire sur le personnage). Je suis le « cosmic dancer» qui sort du sein maternel et qui marche vers la tombe en dansant, avec « Electric Warrior». Ça ne me fait pas peur de me mettre devant six millions de
gens qui regardent « Top Of The Pops ». Je suis un poète du rock'n 'roll qui sautille partout ( . .) Les gens que j'ai toujours admirés dans ce business, comme Clapton ou Hendrix, avaient la capacité de mettre
quelque chose en plus dans leur musique, qui lui donnait une dimension supplémentaire. Une espèce de qualité d'âme personnelle qui les rendait uniques. Que je me fasse bien comprendre, je ne prétends pas
que je suis Clapton ou Hendrix.. tout ce que je dis, c'est que j'atteins quelque chose qui vient de ma propre identité en ce moment, et j'éprouve même du respect pour moi en tant que musicien. » Même.
Bolan ne pouvait pas dormir tranquille s'il n'était pas parvenu à concerner, de près ou de loin, la terre entière.

Le contresens, cette fois, ne venait pas de ses fans mais de lui-même. D'abord, la cote de crédibilité de Bolan auprès des fans de rock sérieux - de Roxy Music à Emerson, Lake And Palmer en passant par Procol Harum - atteignait des records de profondeur abyssale. «Pantin», «marionnette ». Bolan apparaissait surtout comme le prisonnier de son public, vulgaires gamins qui n'y connaissaient rien et qui n'étaient pas regardants. Note: à l'époque, les fameux «kids» n'avaient droit de cité que si on en parlait dans les
chansons de Lou Reed, ou si ça concernait l'hypothétique public de Blue Oyster Cult (j'ai oublié où on met les trémas). Et la richesse de l'image de Bolan n'était en aucun cas attachée à une quelconque densité musicale - qu'on associait précisément à Hendrix et Clapton -, mais à une urgence radicale de la musique qui devait transmettre l'image avec le plus d'impact.
Par ce biais-là, Bolan était complètement moderne. Ce qu'il s'imaginait être - un barde celte réincarné, un magicien, un danseur cosmique -, cest-à-dire une star pailletée avec une personnalité fantasmatique finalement assez limitée, comptait bien moins que la façon insensée dont s'exerçait cette identification: narcissisme outré, impudeur spontanée, aucun calcul, et surtout aucune distance. Le glam-rock de Bowie et Roxy Music était froid et mis en scène; celui de Bolan chaleureux, maladroit et, c'est mon avis, beaucoup plus attachant.

LE CAUCHEMAR

Bolan, en inventant l'image, s'était aliéné la part musicologue du public rock, qui, à cette époque dominait à une écrasante majorité. Clapton, ça c'est un vrai guitariste, T. Rex, c'est de la merde commerciale, un truc pour les minettes. Merci à notre interlocuteur imaginaire d'avoir bien voulu
restituer l'esprit de 1972 pour nous. Bolan, de son côté, qui se voyait méprisé par les connaisseurs, s'efforçait désespérément de trouver une crédibilité de poète, d'artiste profond. L'échec était programmé. Et puis un peu partout s'amorçait le grand reflux: l'Amérique ahurie, après avoir fait un triomphe à « Get It On », se révulse devant cet individu vraiment trop «queer ». Surtout, la musique et l'image de Bolan étaient d'autant plus efficaces qu'elles s'assimilaient instantanément, plus vite encore de par leur caractère essentiellement répétitif. Bolan, du même coup, inaugurait le statut alors inédit de
la star bio-dégradable. Le message est passé : vous pouvez dégager. Les hits, strictement identiques après « Get It On », s'accumulaient, et Bolan précipita le mouvement en sortant un album inqualifiable,
« Tanx », qui sonnait vraiment le glas.
« Je suis quelque chose qui vit dans une télévision ». avait compris Bolan. Pour ses fans, c'était même là qu'il vivait en permanence. Et ça n'a pas dû leur briser le cœur de tourner le bouton.

On range, du jour au lendemain, Bolan au placard avec tous les accessoires du culte.
De come-back manqué en come-back pathétique, Bolan se traîne jusqu'en 1977, où sa mort, déconnectée, passe sans éveiller une réelle émotion. Juste avant son accident, Bolan revenait pourtant à la surface. Il venait de se remarier avec une choriste de Nona Hendryx, Gloria Jones, dont il avait eu un fils, s'était enfin fait une raison et faisait des projets raisonnables. La veille de sa mort, il avait fini d'enregistrer pour la BBC une série télé qu'on lui avait confiée, et où il mimait, avec de nouveaux
musiciens, sa carrière. Cinq ans après, tout comme Chuck Berry, il faisait des pots-pourris. Mais il était content. « J'étais quasiment au bord du gouffre. J'avais fait huit dépressions nerveuses et j'étais devenu fou cinq fois. On ne pouvait pas faire ce que je faisais et rester sain d'esprit. J'ai été pratiquement alcoolique pendant un temps. J'ai passé six mois au sud de la France, assis au soleil toute la journée à
boire du brandy. J'ai pris dix kilos. J'avais ma dose de drogue aussi. Je me remplissais les narines ( . .) Il n'y a rien de plus destructeur que le succès dans l'« entertainment industry ». ( . .) A quatorze / quin-
ze ans, on prend sa guitare et on rêve qu'on va devenir la plus grande star de rock du monde entier. Quand vous montez, les gens sont trop contents de vous donner des conseils, mais personne ne vous dit jamais quoi faire une fois que vous y êtes. C'est là que le rêve peut tourner au cauchemar. » Je ne pense pas que Marc Bolan soit à présent un mort respecté. Il a d'ailleurs accompli chaque pas dans sa carrière pour qu'on éprouve tout sauf du respect pour lui. Pour moi, c'est le premier artiste moderne. Le premier à avoir osé.
Le premier dont tout le monde continuera à ne pas se souvenir. Le premier transparent. Au revoir et à bientôt. - MICHKA ASSAYAS.

 



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