Salut Les Copains

numéro 118, juin 1972

 

 

La nuit vient juste de tomber et, déjà, une foule bruyante et colorée se presse autour de l'Empire Pool de Wembley ce samedi 18 mars 1972.

L'ambiance est très particulière ce soir, comme si cette foule guettait l'arrivée d'on ne sait quel héros de légende. De toute évidence, on attend quelque chose avec une impatience que trahissent les piétinements des garçons et les bavardages des filles. Je me laisse irrésistiblement entraîner par mon imagination quelques années en arrière devant une salle de spectacle semblable au Wembley's Empire Pool avec un public aussi euphorique qui attend l'ouverture des portes pour envahir les places jusqu'au dernier strapontin afin d'assister à un concert des Beatles...

Mais aujourd'hui, ce ne sont plus les visages de Paul, John, George ou Ringo qui sont imprimés sur les tee-shirts des teenagers mais celui de Marc Bolan, le leader de T.Rex. Les fans ne scandent plus «We want the Beatles» mais «We want T. Rex». Ils n'écrivent plus sur leurs bras les initiales de Paul Mc Cartney mais ils gravent partout le nom de Marc, leur nouvelle idole.

Depuis six mois, le groupe T. Rex ne s'est pas produit sur une scène anglaise et les 20000 personnes qui sont venues des quatre horizons britanniques pour assister au concert savent bien que celui-ci fera date dans l'histoire de la pop musique. Lorsque Bolan fait son apparition sur la scène, je commence à avoir des doutes sur le calme et la discipline des jeunes Anglais qui, debout sur leur fauteuil, hurlent aussi fort qu'ils le peuvent. Marc Bolan n'a même pas besoin de chanter, il a déjà triomphé... vêtu d'un pantalon de satin et d'une veste argentée, chaussé d'escarpins royaux et coiffé d'un chapeau étoilé, Marc est magnifique : c'est un dieu ou un prophète! Ses premiers gestes en scène ressemblent à ceux d'un sorcier qui s'apprête à exhorter la foule pour célébrer une cérémonie grandiose.

Bolan tient le public en haleine au bout de ses doigts qui frappent sans pitié les cordes de la Gibson ou de la Fender. Le balancement obsédant des rythmes de T. Rex nous prend au creux des entrailles et ne nous lâche plus pendant tout le temps que dure la représentation. C'est une expérience à la fois religieuse et sensuelle que le leader de T. Rex nous fait vivre à chaque seconde!

Ma petite voisine ne tient plus en place, elle pleure, elle rit, elle danse frénétiquement en criant « Marc! Marc! ».

La musique vient de s'arrêter et Bolan s'approche du micro: "Quelques personnes ici sont inquiètes à votre sujet! (un instant de silence). Il paraît que vous allez vous blesser sur les barrières métalliques placées devant la scène! On parle d'arrêter le concert, y en a-t-il parmi vous qui ont peur ,de se blesser ?"
"Non", hurlent les milliers de spectateurs hypnotisés par le magnétisme du chanteur.

Bill Legend à la batterie, Steve Currie à la basse, et, bien entendu, Mickey Finn, le subtil complice de Bolan, aux congas, entament le morceau suivant. Il me semble reconnaître, en dépit du bruit toujours augmentant, les premières mesures de « Cadillac ». Puis, c'est le fameux « Jeepster » au milieu duquel Marc prend un chorus assez long et qui ne laisse aucun ,doute sur ses qualités de guitariste. Bill frappe fort mais sans bavure, Steve ne donne que des basses très simples afin d'éviter le pathos sonore de la plupart des groupes actuels tandis que Mickey enjolive à plaisir les lieux communs du rythme à quatre temps. Je n'ai jamais vu un orchestre jouer aussi bien devant une salle aussi déchaînée...
Peut-être est-ce dû à la personnalité de Marc qui reste le maître de la situation. Arrogant, dominateur, provocateur, le leader de T. Rex garde en toute circonstance une grande lucidité qui lui permet de se tourner au bon moment vers la caméra de télévision ou de changer calmement sa guitare dont il vient de briser une corde.

Marc a la chance d'être merveilleusement  secondé dans son show par Mickey Finn qui l'aide, par exemple, à envoyer dans la salle des dizaines de mini-tambourins afin que chacun puisse marquer le rythme de Get it on ...On réécoute quelques succès comme "Ride a white swan" et "Hot Love", puis le nouveau et déjà fameux  "Telegram Sam"» qui reçoit une véritable ovation.
Marc fait un clin d'oeil à son ami Mickey et tous deux se précipitent en coulisse. Rosko (mais oui, le fameux président !) qui présente le spectacle s'empare du micro et questionne la foule : "En voulez-vous encore ?"
"Encore! Encore! Encore!" hurlent les spectateurs insatiables.T. Rex fait une dernière apparition et chante un succès d'Eddy Cochran: "Summertime blues".
A la fin du ,morceau, ,Bolan un peu essoufflé prononce quelques mots : "Merci beaucoup, j'espère vous revoir bientôt." Puis, tout est fini sauf les cris des jeunes filles qui ne cesseront que beaucoup plus tard alors que le groupe T. Rex aura déjà rejoint son hôtel.
Pendant tout le spectacle on pouvait voir au premier rang un personnage très occupé à filmer les évolutions de Marc Bolan. Cet admirateur barbu auquel peu de gens faisaient attention, parce que peu le reconnaissaient, n'était autre que Ringo Starr ! L'ex-batteur du plus célèbre groupe du monde était ignoré par la foule qui, quelques années auparavant, faisait de lui un demi-dieu. C'est cette image nostalgique d'un Ringo Starr abandonné que j'aurais gardé du concert de Wembley si le phénomène Bolan ne m'avait immédiatement passionné.


Il me semble que la face du monde pop est transformée par la gloire de Marc Bolan et que ce triomphe de T. Rex marque la fin de l'ère des Beatles.
Mais qui est donc vraiment ce garçon qui à lui seul vaut Paul. John, George et Ringo dans le coeur de la nouvelle génération ?
Le leader de T. ,Rex a été surnommé le "Little Big Man" du monde de la pop, autrement dit le "Petit Grand Homme" parce que, comme Napoléon, sa taille n'est peut-être pas tout à fait en rapport avec son charme et son talent. Marc est un personnage extraordinaire qui semble avoir reçu tous les dons de la nature: il est beau, intelligent, séduisant, doué pour la poésie comme pour la musique, très cultivé et pas du tout prétentieux.
Il vend actuellement presque autant de livres que de disques. Son recueiI de poèmes, "Warlock of love" est le best-seller de l'année 71... Où est le temps où Marc le rêveur était barman dans un. coffee-bar  et n'avait pour loisir que les heures passées à jouer de la guitare dans Hyde Park ?
La grande aventure du show-business a commencé pour le petit Feld à l'âge de 17 ans. Avant cela, Marc se contentait de s'admirer devant la glace, une guitare autour du cou. Lorsqu'il signe son contrat avec Decca, la maison de disques lui demande de changer de nom. Ainsi Marc Feld devient Marc Bowland puis, par déformation Bolan... Après deux années presque entièrement stériles, Marc Bolan rencontre Simon Napier-Bell, le manager des Yardbirds. C'est ainsi que Marc fait la connaissance de Jeff Beck et de Jimmy Page (actuel soliste de Led Zeppelin). Il enregistre bientôt "Hippy Gumbo" dont il est assez fier et qui fait dire à Jimmy Hendrix au cours d'une entrevue avec l'interprète : "Un jour tu seras très célèbre".
Très vite, Kit Lambert, le ,manager des Who, remarque le jeune guitariste-chanteur et lui propose de « jouer les Pete Townsend » (soliste des Who) au sein d'un nouveau groupe appelé "John's Children".
Marc a déjà écrit " The Wizard ", " Desdemona " et " Midsummer Night's scene " lorsqu'il rencontre Steve Took et forme "Tyrannausorus Rex". Ce groupe au nom impossible et à la musique ultra-progressiste reçoit l'appui de John Peel, le principal animateur de la radio pirate de Londres. Les affaires ne marchent pas trop mal pour Bolan et Took qui reçoivent de nombreuses propositions de maisons de disques.
Bolan est très flatté par les propositions de Apple mais il finit par signer avec. Regal Zonophone  qui lui permet d'enregistrer immédiatement un album. Le titre "Deborah" marche assez bien et contribue à donner au groupe une renommée intéressante. Cependant, Steve Took veut apporter à "Tyrannausorus Rex" beaucoup plus qu'il n'apporte et cherche à se mettre au premier plan... La personnalité de Marc Bolan ne souffre aucune contrainte et, très vite, ce sera la rupture. Enfin, Marc rencontre Mickey Finn dans un restaurant végétarien de Bishops Bridge Road... Dès lors, les deux garçons ne se quittent plus. Ils improvisent pendant des heures et enregistrent neuf mois plus tard "Ride a white swan" qui ouvre au groupe les portes du succès. Tyrannausorus Rex est devenu T. Rex et la disparition des syllabes prétentieuses correspond à un changement total de style. Après les expériences underground et la musique acoustique, T. Rex se tourne vers le «Cosmic Rock». Ce nom étrange est celui que Marc Bolan a donné à sa musique et à sa sonorité.

Grâce au " Cosmic Rock " on peut reconnaître un morceau de T. Rex dès la première mesure. Marc Bolan déclarait dernièrement à un hebdomadaire britannique: « Finalement, c'est le rock que je ressens le mieux. Je n'aurais pas pu rester un guitariste acoustique, j'ai besoin d'une variété de sons plus électriques.

"Depuis mes déibuts je me sens proche de gens comme Dylan ou Pete Townsend. C'est sûrement parce que j'ai entendu Pete, parce que je l'ai vu et parce que j'ai joué avec lui. D'ailleurs je sais et Pete sait également que je joue aussi bien que lui!". Puis il ajoutait: "Lennon a essayé d'imiter ma voix dans Cold Turkey : il me l'a avoué". Marc peut se  souvenir aujourd'hui sans amertume de ceux qui lui disaient: "Ah Marc, avec ,cette voix vous ne vendrez jamais un seul disque!" Mais ce genre de boutade n'a jamais pu décourager Marc dont l'énergie ,est inébranlable. Il a 24 ans et il déclare tranquillement: "Je suis le meilleur compositeur et auteur de rock actuel ! "
Indéniablement, ,Marc est de la trempe d'un John Fogerty (auteur-compositeur de Creedence Clearwater Revival) et il s'affirme comme la révélation la plus intéressante de l'année 71 en Angleterre qui a pourtant vu fleurir des idoles comme Rod Stewart ou Slade...
Marc Bolan est un phénomène, un héros dont le public a besoin, Marc est admiré, envié, imité...
"J'ai toujours été envié pour une chose ou pour une autre, je ne comprends pas pourquoi! En tout cas, cela ne me dérange pas. C'est amusant, je dois mettre de bonnes vibrations... Quand j'étais plus jeune je me sentais très supérieur aux autres êtres humains, très différent en tout cas. Maintenant je me sens un peu plus près ,d'eux...

J'ai bien aimé la solitude lorsque j'étais enfant et ce goût était favorisé par le fait que les gens me trouvaient bizarre et ne cherchaient pas à violer mon retranchement. Les personnes qui m'entouraient ont toujours voulu s'habiller comme moi... Aujourd'hui les petites filles cessent de se peigner pour imiter ma coiffure et se collent du brillant sur les joues! Je suis un maître à jouer, un maître à penser, un maître à s'habiller... être adoré ne me dérange nullement dans mes habitudes, le jour où je serai lassé, j'arrêterai tout brutalement!". Si Marc Bolan est le centre d'attraction de T. Rex, il faut reconnaître que la présence de Mickey Finn ne passe jamais inaperçue et c'est justifié.
Marc et Mickey ont toujours souhaité être les deux seuls représentants du groupe T. Rex vis-à-vis de la presse et du grand public... Avant de rencontrer Bolan, Finn était artiste peintre. Il avait décoré le .premier bureau de la maison Apple dans Baker Street... Aujourd'.hui, il est presque l'égal des Beatles! Le tempérament réfléchi de Mickey Finn, son calme et sa sagesse tempèrent parfois avec bonheur les caprices un peu délirants de son génial compagnon. Mickey a aussi des caprices d'idole! Ainsi lorsque T. .Rex part en tournée, il y a toujours une valise pleine de bougies dans les bagages à l'intention de Mickey qui, chaque soir, illumine sa chamibre d'hôtel...
Quant à Marc, il n'a besoin d'aucun stimulant pour écrire ses textes ou ses musiques. Marc Bolan n'a jamais été à cours d'invention et il déclarait récemment : "La drogue ne pourrait rien m'apporter que je ne possède déjà. Au contraire, elle risquerait de ,détruire mes barrières de défense contre le monde extérieur que j'ai eu tant de mal à édifier. A seize ans, j'ai fumé quelques cigarettes et j'ai goûté aux " acides " ,mais c'est absolument sans intérêt. Je ne veux pas risquer de démolir mon sanctuaire,ma tour d'ivoire  ! Je suis plus riche naturellement qu'artificiellement!"
En fait, sur le plan musical, la meilleure école de Marc Bolan c'est d'avoir vu Hendrix et Clapton jouer de la guitare chez eux et c'est surtout de les avoir vu jouer mal quelquefois. "Car, dit-il, lorsque l'on a compris qu'un excellent musicien peut ne pas toujours être excellent, alors on reprend confiance en soi ".
Quel garçon bizarre ce Marc Bolan ! A la fois très sûr ,de lui et très modeste, il n'hésite pas à se juger tel qu'il se voit ni à juger les autres (qu'ils se nomment Hendrix, Clapton, Lennon ou Townsend !) tels qu'il les voit.
Marc est un garçon énigmatique, mystérieux, surprenant, que l'on voudrait comprendre et connaître. Attirant par son physique et par ses dons, Marc a des millions de fans... et très peu d'amis. Mais pour nous, Marc Bolan, c'est surtout T. Rex et la promesse que nous allons enfin revivre une grande époque de la pop musique. Demain, T. Rex sera aussi populaire aux Etats-Unis que les Beatles ou les Rolling Stones. Après l'Amérique, T. Rex fera une grande tournée en France. Tenez-vous-le pour dit et gare aux jeunes filles trop sentimentales !

SLC N°120

 

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